L'analyse financière ne se limite pas à compter et à recompter le bilan, à le comparer avec l'année précédente et à anticiper ce qui pourrait bien changer pour calculer les résultats futurs. L'analyse financière va au-delà, jusqu'à "l'image" de la société, celle qui créera la "survaleur" en cas de rachat par un raider. C'est pourquoi, lorsqu'on analyse une société comme Total, il est bon d'ouvrir "Le Journal des Actionnaires", envoyé à tous les particuliers immatriculés qui possèdent des actions Total.
Le n°25 d'octobre 2007 comprend 12 pages. Une seule est consacrée à la finance, au premier tiers (p.4). Tout le reste est consacré à "la technique" : l'interview du Directeur général (p.2-3), la prospection du champ sibérien de Shtokman (p.5), un dossier sur les hydrocarbures non-conventionnels (p.6-8), et les principaux contrats pétroliers (p.10). Même la fondation d'entreprise pour la biodiversité (p.8-9) n'est évoquée que du point de vue des "projets" techniques qu'elle soutient. L'information pratique termine le "Journal" dans ses deux dernières pages.
Cet attrait du capitalisme européen continental pour "la technique" n'est pas neuf, je l'ai analysé dans le chapitre 7 de mon livre, "Les outils de la stratégie boursière". L'exemple-type en est Michelin, mais les sociétés allemandes comme Porsche ou BMW, suisses comme celles de l'industrie horlogère, suédoises comme Saab, finlandaises comme Nokia, italiennes comme l'industrie de la mode - toutes obéissent, avec quelques variantes, à ce modèle de "l'entreprise d'ingénieurs". La finance y est une préoccupation secondaire, tout comme les besoins du client d'ailleurs. Il s'agit d'être un bon artisan dans son métier, de l'honneur du travail bien fait - et les coûts comme la demande sont peu considérés. Contrairement au capitalisme américain où tout se calcule et où la finance l'emporte. Contrairement au capitalisme japonais où seul le client est roi.
Il est donc intéressant d'examiner la communication d'une entreprise pour bien l'analyser. Que nous dit Total ? L'entreprise fonctionne sur le modèle hiérarchique, autre trait fortement européen qui diffère de la puissances des actionnaires américains ou de la pression du groupe dirigeant japonais. Certes, Le Directeur général de Total consulte et s'appuie sur une équipe, mais il en est "le patron" : il est la Parole Autorisée plus que dans d'autres formes de capitalisme. Ce qu'il dit a plus de puissance qu'ailleurs, sa Parole est performative.
Christophe de Margerie, DG de Total, affirme dès la première phrase : "priorité aux hydrocarbures". Il faut y "assurer une croissance organique rentable et diversifiée". Tous les mots sont importants : croissance (pas question de céder à l'écologisme ambiant), organique (pas question de raid sur une autre compagnie en ce domaine), rentable (la finance apparaît, mais en 3ème position - et grâce aux actionnaires anglo-saxons sans doute), diversifiée "géographiquement et technologiquement". On aurait pu croire la géopolitique primordiale dans cette course globale à l'énergie et aux matières premières - eh bien non. La "technologie" refait surface immédiatement. Message : si l'on est bloqué par les Américains et les Chinois dans la prospection de nouveaux pays, faisons bien ce que nous savons faire le mieux : la technique ! Restons sur nos champs ("Afrique, Moyen-Orient") et approndissons technologiquement nos secteurs d'excellence ("offshore profond, huiles lourdes, Gaz Naturel Liquéfié").
Cette stratégie a le mérite de la cohérence historique pour une puissance moyenne comme la France, et établit sans nul doute la fierté d'entreprise, culture sans laquelle nul salarié ne saurait travailler avec plaisir. "Ses 95 000 collaborateurs développent leurs savoir-faire à tous les niveaux de cette industrie", précise encore "Le Journal" p.2 Total, c'est "avant tout" "l'optimisation de la récupération des ressources (...) au contenu technologique 'frontière'" et "notre capacité d'innovation", affirme le DG.
L'exigence financière des actionnaires devrait en découler - sans être recherchée ("modèle de croissance pérenne") - tandis que la demande sociale des 'clients' ne fait l'objet que d'une "acceptabilité" (en faisant " participer nos projets au progrès des économies locales, tout en contribuant à la modération de la demande et à la lutte contre le réchauffement climatique").
Vous voudriez une nouvelle preuve que la technique prime sur tout le reste ? Le mot de Robert Castaigne, Directeur financier de Total l'illustre à merveille p.4 : "Tous ces succès illustrent bien la capacité de Total à mener à bien le développement de ses grands projets et soulignent la confiance que lui accordent ses grands partenaires." Projets d'abord - la confiance (celle des actionnaires, celle des clients) ne vient qu'ensuite, de par la légitimité technique.
Alain Sueur
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