Alan Greenspan est idéologiquement libéral. Il croit en la vertu du libre-arbitre comme du laisser-faire. Pour lui, l’allocation la plus efficace des ressources (ce qui est la définition du « capitalisme » en économie) nécessite l’idéologie des libertés maximum. Il le précise dans ses mémoires. « Le problème est que la dynamique du capitalisme – celle de l’impitoyable loi du marché – contrarie le désir humain de stabilité et de sécurité. Face aux bénéfices du capitalisme, une grande part de la population éprouve un sentiment croissant d’injustice. La peur de perdre son emploi en est l’une des causes majeures. Une autre anxiété, encore plus profonde, est que la concurrence dérange sans cesse le statu quo et le style de vie, bon ou mauvais, de la plupart des gens. » p.347 Le conflit est « en chacun de nous » : tour à tour entrepreneur dynamique et pantouflard flemmard. « Bien que la concurrence soit essentielle au progrès économique, je ne peux pas prétendre en être moi-même toujours enchanté. » p.347
Le bonheur est un état relatif, éminemment social : chacun se compare au voisin. Lorsqu’il est satisfait de son statut acquis, il voudrait rester comme les autres et que la machine s’arrête. « Si le bonheur ne dépendait que du bien-être matériel, j’imagine que toutes les formes de capitalisme convergeraient vers le modèle américain : c’est le plus dynamique et le plus productif ; mais c’est aussi celui qui cause le plus de stress, surtout sur le marché du travail. » p.351 Les économies de marché « ont dû choisir la place qu’elles voulaient occuper entre deux extrêmes : Silicon Valley frénétique mais hautement productive, et Venise l’immobile. » 71% des Américains louent le libéralisme économique, mais seulement 36% des Français. Ce qui différencie est « la volonté de prendre des risques ». p.353
Détourner l’intérêt général en est la face négative :
- protectionnisme : « si l’on restreint la destruction créatrice pour protéger ses icônes, il faut en contrepartie renoncer à une amélioration du niveau de vie. » p.355
- népotisme : « quand les chefs d’un gouvernement ont pris l’habitude de favoriser des personnes ou des entreprises du secteur privé en échange d’un soutien politique ». Ex. Indonésie de Suharto, Russie d’Eltsine, Mexique sous le PRI.
- corruption : « si les gens et les marchandises circulaient librement à travers les frontières, les agents des douanes et de l’immigration, par exemple, n’auraient rien à faire. » p.355
Redistribuer en est la face positive :
- d’autorité sous un Etat-providence : Allemagne, France, Italie. Ils ont « voulu et bâti un grand Etat-providence qui exige un prélèvement substantiel du revenu national pour entretenir son système de protection sociale. Le marché du travail allemand est très restrictif et il est très coûteux d’y licencier quelqu’un. » p.357
- de fait, grâce à la croissance incomparable du marché : « les Américains ont utilisé les surplus substantiels engendrés par une économie de marché pour acheter ce que beaucoup appelleraient une plus grande civilité (civility). » p.359
Le Plan ou le marché ? La civilité ou la concurrence ? Rien n’est simple, sauf aux croyants. Par exemple, la propriété n’est pas « un vol » au sens de Proudhon. Greenspan cite Marx p.327 et commet un contresens : une existence pleinement humaine, pour Karl Marx, nécessite les moyens de subsister, donc l’aménagement social et historique de sa liberté pour que nul n’en soit privé. Même dans le système capitaliste, la richesse produite l’est collectivement. La différence fondamentale est que l’intérêt de faire est individuel, alors que le marxisme croit qu’il peut être collectif en raison de « lois de l’Histoire » non prouvées que détermineraient les « forces sociales » non vraiment définies.
« Le » capitalisme n’est pas unique dans l’espace, ni figé dans le temps :
- Rien qu’aux Etats-Unis, « peut-être sommes-nous parvenus dans les décennies précédant la Guerre civile (de Sécession), aussi près que possible du capitalisme pur. » p.360 Le New Deal de Roosevelt a engagé le gouvernement dans l’économie. Le milieu des années 1970 a vu la dérégulation.
- « La Grande-Bretagne quitta la voie socialiste en partie à cause de crises de changes périodique qui la contraignirent à se replier sur des marchés plus concurrentiels. » p.364
- En Allemagne, « la plupart des ‘destructions’ de ce qui, après la guerre, aurait été des équipements archaïques avaient été effectuées par les bombardements. Les épreuves du processus capitaliste et les besoins d’un système de protection économique furent minimes durant les années 1970. En Allemagne, l’économie progressa rapidement, en dépit des formidables contraintes réglementaires et culturelles. (…) Mais quand la reconstruction arriva à son terme, l’équilibre changea : le coût élevé des licenciements contraignit les employeurs à ne plus embaucher. » p.368
- Les Français sont schizophrènes, rejetant marchés ouverts et mondialisation, « la concurrence sur les marchés y est considérée comme contraire au civisme ou semblable à la ‘loi de la jungle’ selon les mots d’Edouard Balladur. » Mais ils protègent « le respect des lois et particulièrement les droits de propriété » et possèdent « une légion d’entreprises d’envergure mondiale, très efficaces sur la scène internationale ». p.370 Tout en bâtissant une zone de libre-échange en Europe depuis 50 ans…
- "Le Japon est sans doute la plus homogène culturellement des grandes puissances industrielles. (…) Les Japonais répugnent aux grands mouvements de personnel et aux licenciements fréquents, associés à la fermeture ou à l’évolution d’entreprises obsolètes. » p.376 Le but ? Eviter l’humiliation : « Condamner les débiteurs en défaut à la banqueroute et liquider leurs garanties bancaires devait être évité, de même que tout licenciement. »
En fait, mais Greenspan ne le dit pas, la variante américaine du capitalisme ressort de la culture. Relisons Tocqueville : le citoyen américain « obéit à la société, parce que l’union avec ses semblables lui paraît utile et qu’il sait que cette union ne peut exister sans un pouvoir régulateur. Dans tout ce qui concerne les devoirs des citoyens entre eux, il est donc devenu sujet. Dans tout ce qui ne regarde que lui-même, il est resté maître. » De la démocratie en Amérique, I.5 éd. Bouquins p.89
A culture autre, capitalisme autrement.
Alain Sueur
Pour en savoir plus : voir mon livre "Les outils de la stratégie boursière", 2ème partie sur culture et capitalisme
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