Tous les financiers opérant sur les marchés connaissent George Soros. Non seulement il est un gérant qui décide depuis un demi-siècle, mais il a fait fortune en partant de rien grâce à son fonds ‘Quantum’, qui sert désormais ses œuvres philanthropiques notamment vers les ex-pays de l’Est. Il est de plus un acteur qui réfléchit et qui cherche à théoriser sa propre démarche, ce qui est rarissime dans cet univers de matheux quasi-illettrés qui ne voient les autres que comme des « prix » au travers d’écrans et de modèles semblables à des jeux vidéo. Soros n’en est pas à son premier livre et ‘L’alchimie de la finance’, paru il y a dix ans, avait déjà détaillé sa théorie de la « réflexivité ». Dans ce petit livre de circonstance, Soros rassemble une chronologie de la crise actuelle jusqu’au printemps 2008, un rappel théorique de la réflexivité, et son application directe aux marchés financiers. Joindre la théorie à la pratique n’est pas si courant et assez séduisant, bien que l’ouvrage apparaisse comme un patchwork un peu décousu.
Le postulat de l’auteur commence avec sa première phrase : « Nous sommes au cœur de la plus grave crise financière qui se soit produite depuis les années 1930. » Elle marque la fin de la suprématie du dollar, la fin du crédit facile, la fin du laisser-faire de ce qu’il appelle « le fondamentalisme de marché ». L’engrenage débute avec 31 mois consécutifs de taux d’intérêts réels négatifs (taux de la Fed moins inflation) ; il se poursuit avec la bulle des actifs immobiliers ; ce qui a engendré le crédit facile aux remboursements gagés sur la hausse, jusqu’aux prêts « ninja » (no income, no job, no assets – ni revenu, ni emploi, ni actifs en garantie) ; ces crédits ont été titrisés puis disséminés dans tous les établissements grâce à des produits dérivés (CDO, collateralized debt obligations) qui mêlent le bon risque et le mauvais ; lesdits crédits étant évalués par des agences de notation dont le laxisme théorique a fait qu’il y a plus de crédit noté triple-A que d’actifs réels triple-A ; à ces montages se sont ajoutés les contrats bilatéraux sur mesure d’échanges de risques entre banques via les CDS (credit default swap) ; puis les hedge funds ont joué du levier sans fonds propres sur tout cela (dépôt de 1,5% du montant acheté pour les CDO et CDS contre 10% pour les obligations ordinaires). Tout cela s’est écroulé en dominos, les mauvais crédits entraînant une baisse du marché immobilier réel, donc des produits titrisés vendus, donc des hedge funds qui doivent renverser leurs positions en prenant des pertes, donc des banques qui ont acheté leurs titres, qui ne prêtent plus à l’économie réelle, ce qui entraîne baisse de l’investissement, de la consommation, chômage, délocalisations, etc.
L’économie n’est pas une science physique mais « humaine » et le « modèle d’équilibre général » révéré par tous, n’est qu’une image platonicienne - irréelle - de ce qui se passe effectivement. Non seulement les acteurs n’agissent pas selon la rationalité pure, mais par opinion incertaine sans cesse révisée. Leurs idées, justes ou fausses, affectent les prix de marché et les fondamentaux des entreprises elles-mêmes ! Les acteurs étant juges et parties ne peuvent pas acquérir une vision neutre, objective, modélisable. « Si le passé peut être déterminé de façon unique et définitive, l’avenir, lui, est tributaire des décisions des acteurs. Ceux-ci ne peuvent donc fonder leur décision sur la connaissance, car ils ont affaire non seulement à des faits, présents ou passés, mais aussi à des contingences concernant l’avenir. » p.32 Il y a donc relation réciproque, à double sens, entre la pensée des acteurs et la situation dont ils sont partie prenante. La « réflexivité », c’est justement cela. Une opinion n’est pas un fait de connaissance, mais elle agit sur le réel par la psychologie telle l’euphorie ou la panique, l’imitation ou le dogme.
Les économistes considèrent la demande et l’offre comme des variables indépendantes – ce qui n’est pas réaliste. Ils défendent la théorie des « anticipations rationnelles » - alors que les prix ne sont pas déterminés de façon indépendante mais sont tributaires des biais de jugement des acteurs de marché (ce que Keynes appelait le « concours de beauté »). Pourquoi la réflexivité n’est-elle pas reconnue par les économistes ? Sans doute « parce qu’elle empêcherait les économistes de produire des théories qui expliquent et prédisent le comportement des marchés financiers… » p.37 L’effet de caste voile bien souvent la connaissance.
C’est ainsi que le monde des modèles mathématiques décrivant un hypothétique « équilibre de marché » permet d’évacuer le risque à terme, les prix devant inévitablement revenir vers cet « équilibre » théorique et calculable. Sauf qu’il s’agit d’un monde imaginaire et les hedge funds, largement fondés sur ce genre de modèle, viennent d’en faire la cuisante expérience. Car le risque n’est pas également réparti autour de la courbe en cloche : la « queue de distribution » du risque maximum en termes de probabilités est beaucoup plus risquée que celle du risque minimum. Cet aspect négligeable de l’incertitude, Soros l’explique par « l’illusion des Lumières » qui pense binaire : corps/esprit, abstractions/phénomènes, théorie/pratique. Ce dualisme gêne la lucidité en faisant inconsciemment considérer la réalité comme indépendante de la raison. Or la réalité n’est pas là de tout temps, qui attend que la lumière vienne l’éclairer : l’éclairage même change les données (même en physique, Heisenberg l’a montré), a fortiori lorsque le théoricien est aussi acteur et que le modéliste agit à l’achat et à la vente sur les marchés ! L’anticipation n’est qu’une croyance, pas une connaissance, et si la probabilité de sa réalisation peut être calculable – elle ne donne pas le résultat. Il est des jours où le risque maximum possible survient…
« La croyance que le marché tend vers l’équilibre a donné naissance à des politiques consistant à laisser les marchés financiers livrés à eux-mêmes. Ce dogme, que j’appelle fondamentalisme de marché, ne vaut pas mieux que le dogme marxiste [pour qui le marché devrait être supprimé car faillible – p.116]. L’un comme l’autre sont des idéologies qui se drapent d’oripeaux scientifiques pour se faire plus facilement accepter… » p.112 La super-bulle qui est en train d’éclater « est la combinaison de trois grandes tendances, dont chacune comporte au moins un vice rédhibitoire » p.131 :
1/ l’expansion illimitée du crédit (conséquence du laxisme monétaire) ;
2/ le rythme accéléré de l’innovation financière (conséquence de la dérégulation sans réflexion) ;
3/ la mondialisation des marchés financiers (qui favorise le dollar, monnaie de réserve, et permet de créer de la monnaie sans épargne ni actif correspondants).
L’ensemble du système est touché : le levier a disséminé partout le poison ; l’attrait du dollar est affaibli ; la solidité bancaire est gravement affectée. Le nouveau paradigme est qu’il faut abandonner la théorie de l’équilibre de marché et qu’il faut re-réguler. Les banques centrales doivent se préoccuper certes de l’offre de monnaie, mais en plus de l’offre de crédit et des bulles d’actifs. « En attendant qu’un nouvel ordre émerge, nous allons sans doute vivre une période de grande incertitude et de destruction de richesse financière. » p.169 Une bulle d’actifs en Chine est d’ailleurs probable. « La fin d’une époque, qu’est-ce que cela signifie au juste ? Sans aucun doute la fin d’une longue période de relative stabilité, fondée sur les Etats-Unis comme puissance dominante et sur le dollar comme principale monnaie de réserve internationale. » p.203
A lire maintenant.
George Soros, La vérité sur la crise financière (The new paradigm for financial markets – The credit crisis of 2008 and what it means), 2008, Denoël, 213 pages
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