Keynes revient à la mode après avoir été usé par les technocrates avides de régulation d’Etat. Sa ‘Théorie générale’ est d’un abord difficile, destinée aux spécialistes, et est dite « dépassée » par le triomphe des économistes monétaristes. Bernard Maris, professeur d’économie, prouve qu’il n’en est rien. En une rapide synthèse qui se veut ‘totale’, embrassant l’homme tout entier et pas seulement les œuvres mathématisées reconnues par les spécialistes, Maris brosse un portrait d’honnête homme qui est un monument de « civilisation ». Oui, Keynes était libéral ; il aimait si peu Marx et ses certitudes métaphysiques qu’il « comparait l’intérêt des écrits à celui du Coran » p.88 ; son vrai modèle était Montesquieu (p.80), phare libéral des Lumières.
Bernard Maris a un tempérament positif, truculent, joyeux ; il veut les hommes intelligents et heureux, orientés vers le bien collectif. Cette gaieté provocatrice est celle de Keynes et il sait nous la faire partager. En 5 chapitres, il déploie le personnage dans son œuvre de magistrale façon. On ne peut comprendre Keynes l’économiste sans se référer aux mathématiques probabilistes, mais aussi aux artistes de Bloomsbury et à la psychologie de Freud. Elève brillant, mathématicien hors pair, il est ‘immoraliste’ à la Gide, fraternel, libéré, non conformiste (homosexuel et féministe) ouvert aux idées neuves. Ami de Virginia Woolf, du peintre Duncan Grant, de l’écrivain Lytton Strachey, du philosophe George Edward Moore, il entre au Civil Service, fan de voyages, spéculateur en bourse pour son propre compte, et écrit un traité de probabilités, avant de se lancer dans le pamphlet sur ‘Les conséquences économiques de la paix’ (1919). Avec un brin de mauvaise foi mais conviction : tout comme Bernard Maris.
« Il voit les deux murs que la science économique ne saura jamais franchir : le temps (le futur, l’avenir, l’incertain) et la psychologie des hommes » p.16. Pour Keynes, « les motifs irrationnels et pulsionnels pour la détention d’argent appartiennent à une régression infantile : la monnaie est conservée pour elle-même, comme symbole. A cette régression des individus peut correspondre un état pathologique de la société, la dépression » p.29. Le désir d’argent pour l’argent « explique le caractère ‘inachevé’, insatiable, infantile, du capitalisme. Le capitalisme n’existe qu’en grandissant. Il est un système immature et transitoire » p.31 Keynes préférerait une société stationnaire, apaisée, à la population contrôlée, dont la préoccupation serait celle des arts et de la culture. Les adeptes de la ‘décroissance’ peuvent le récupérer pour passer d’une société ‘chaude’ à une société ‘froide’, selon la terminologie de Lévi-Strauss. « Pour Keynes, le taux d’intérêt (« la productivité de l’argent mesurée en termes d’argent ») est un indice de la peur du futur couplé avec le privilège rentier que donne la possession d’une liquidité rare. L’intérêt n’a aucune justification économique » p.35. Entreprendre, spéculer, ou accumuler le capital sont d’excellentes sublimations de la libido, dit-il « Ils aimeraient bien être des Apôtres… Ils ne peuvent pas. Il leur reste à être des hommes d’affaires » p.37 Tout le monde n’a pas les capacités à être artiste ou savant ; les autres entreprennent, ou se contentent, quand ils ne peuvent même pas, de spéculer ou, pire, de vivre assistés par des rentes – qu’elles soient monétaires ou de situation. Keynes, féru de cité antique, préférait avant tout les premiers aux derniers. Entrepreneurs et spéculateurs sont utiles, ils « jouent avec le futur, activité qui terrorise la majorité de la population, qui se situe plutôt du côté des rentiers, des prudents, de ceux qui n’ont pas (…) d’abondante libido » p.38. Mais les artistes et les savants poussent l’humain dans son incandescence.
L’incertitude sur le futur est à la racine de l’économie selon Keynes. Le risque est calculable par les probabilités (bien qu’à « long terme, nous soyons tous mort » avait-il coutume de persifler ceux qui actualisent « à l’infini ») ; l’incertitude, en revanche, n’est pas probabilisable : la roulette ou l’espérance de vie sont calculables, pas le prix du cuivre dans 20 ans ou l’essor d’internet. Les individus réagissent à cette incertitude radicale par diverses attitudes : la fuite, la confiance et la convention. La fuite est la thésaurisation par peur de manquer (« les Français des années 30 »). La confiance est matérialisée par la valeur de la monnaie. La convention est la croyance qu’aujourd’hui se poursuivra demain et que la foule aura toujours raison. « Il faut donc deviner ce que va faire la moyenne des boursiers et anticiper d’un cheveu avant que la moyenne n’agisse » p.53 Les comportements mimétiques sont rationnels en situation d’incertitude radicale : « que faire dans un groupe perdu dans la forêt amazonienne, sinon suivre le groupe ? » p.54 En cas de crise « qui peut rétablir la ‘confiance’ ou la ‘convention’ ? L’autorité. (…) Monétaire et bancaire notamment, qui doit soutenir l’activité ou la monnaie. (…) La politique économique keynésienne consiste à contenir le marché, ce marché-foule capable des pires excès ou, au contraire, des pires frilosités » p.56 Autrement dit rétablir la liquidité quand il n’y a plus aucun acheteur ni vendeur (comme en septembre 2008).
Ni Marx, ni Walras, « Keynes n’accepte ni l’hypothèse d’une fatalité historique ni celle d’un idéal marché de concurrence, car l’incertitude et les phénomènes collectifs enveloppent les décisions individuelles » p.62 Si la crainte d’accumuler par peur de l’avenir est enfin dépassée (et c’est là le rôle du politique, si faible en France depuis 1914, sauf durant la décennie gaulliste…) « alors on peut envisager une soumission de l’économie à la société, (…) au-delà (…) d’une croissance durable ou soutenable, une ‘croissance intelligente et civilisée’ où, les besoins vitaux étant largement satisfaits, l’humanité pourrait précisément se consacrer aux humanités… » p.62 Passons sur le chapitre « L’économie de Keynes », qui n’est pas le meilleur de Bernard Maris, cédant trop facilement aux équations plus qu’aux explications, sans ajouter à la clarté. « Retenons », comme dit parfois l’auteur, sentant bien qu’il a erré : le multiplicateur permet à l’investissement de faire des petits et de se diffuser dans toute l’économie ; une politique keynésienne doit être globale et collective ; l’argent est fait pour circuler, faute de quoi il ne sert pas d’instrument d’activité ; donc l’épargne ne joue pas de rôle moteur ; une régulation mondiale de l’économie serait préférable à la concurrence déflationniste qui pousse la productivité vers le haut et les prix vers le bas, au bénéfice de personne. « Mais toute cette technique de la politique économique (la cuisine budgétaire, (…) monétaire) n’est que le petit bout de la lorgnette d’une grande vision » p.85. Le « maître en économie », dit Keynes, « doit être mathématicien, historien, homme d’Etat, philosophe à certain niveau. Il doit comprendre les symboles et parler en mots » p.87.
En effet, Keynes voyait l’économie comme une science, mais humaine. « Keynes n’a jamais admis d’utiliser le concept de loi de la manière dont peuvent l’utiliser les physiciens : l’avenir économique (…) n’existe que dans le jugement actuel des hommes » p.91. Voilà un John Maynard Keynes ravivé et décidément moderne ! C’est le grand mérite de ce petit livre.
Bernard Maris, Keynes ou l’économiste citoyen, 2007, Presses de Sciences Po, 102 pages, 9.5€
Lorsque « la fin du monde est proche », on cite la Bible; quand l’Etat est de retour en directeur de l’Economie, on cite Keynes. Dans des moments de crise, on se rassure en recherchant les similarités de l’action humaine, de l’Antiquité à nos jours. Histoire de donner un sens à ce qui se passe. L’analyse à chaud du problème doit donner une solution pratique au problème, tout en sachant qu’une bonne analyse ne se fait qu’en dehors du problème, à froid. Histoire aussi de se rassurer : l’Humanité s’en est sorti avant, donc maintenant aussi. Il est toujours intéressant de remarquer que c’est une idéologie poussée à son paroxysme, qui ne tiens pas compte de ses propres faiblesses, qui génère son contre-poison. Trop de succès idéologique de Keynes a généré l’ultra laissez faire. Si la psychologie humaine (et son appât du gain) a peu varié depuis Keynes, son environnement n’est plus le même : plus d’Empire Britannique (et de colonies), plus de guerres cycliques avec son voisin (pour l’instant), des conditions de vie extraordinairement améliorées (dans une majorité de pays), une population mondiale en explosion (et vieillissante dans les pays « développés »), une économie de service post-industrielle, plus de matières premières pas chères sur le sol « national », une information mondiale en temps réel (la liste est longue). Plus concrètement, les banques sont pratiquement collecteurs de l’ensemble de l’épargne, qu’elles devraient recycler dans le circuit sous forme de prêt (pas de super salaires ou de pinaillage administratif inutil). Aussi, l’épargne ne devrait pas être de l’argent endormi ou frileux, mais générateur de prospérité. Et je ne parle pas de la titrisation, qui n’est pas une mauvaise idée en elle-même, mais qui, quand on exagère, donne ce que l’on voit actuellement. Pour les Arts, beaucoup de constructions mathématiques et commerciales de la Finance actuelle sont aussi belles que leurs écroulements. Même la bombe atomique trouve dans son explosion certains admirateurs. Les morts sont normalement moins nombreux en cas de crise financière (ultra pauvreté, famine, guerre, épidémie par manque de soins, etc …). En fait, ils sont plus difficiles à décompter. La finance socialement responsable, est-ce des mots qui s’accordent bien ensemble ?
Rédigé par : toledo | 13 décembre 2008 à 12h06
Lorsque « la fin du monde est proche », on cite la Bible; quand l’Etat est de retour en directeur de l’Economie, on cite Keynes. Dans des moments de crise, on se rassure en recherchant les similarités de l’action humaine, de l’Antiquité à nos jours. Histoire de donner un sens à ce qui se passe. L’analyse à chaud du problème doit donner une solution pratique au problème, tout en sachant qu’une bonne analyse ne se fait qu’en dehors du problème, à froid. Histoire aussi de se rassurer : l’Humanité s’en est sorti avant, donc maintenant aussi. Il est toujours intéressant de remarquer que c’est une idéologie poussée à son paroxysme, qui ne tiens pas compte de ses propres faiblesses, qui génère son contre-poison. Trop de succès idéologique de Keynes a généré l’ultra laissez faire. Si la psychologie humaine (et son appât du gain) a peu varié depuis Keynes, son environnement n’est plus le même : plus d’Empire Britannique (et de colonies), plus de guerres cycliques avec son voisin (pour l’instant), des conditions de vie extraordinairement améliorées (dans une majorité de pays), une population mondiale en explosion (et vieillissante dans les pays « développés »), une économie de service post-industrielle, plus de matières premières pas chères sur le sol « national », une information mondiale en temps réel (la liste est longue). Plus concrètement, les banques sont pratiquement collecteurs de l’ensemble de l’épargne, qu’elles devraient recycler dans le circuit sous forme de prêt (pas de super salaires ou de pinaillage administratif inutil). Aussi, l’épargne ne devrait pas être de l’argent endormi ou frileux, mais générateur de prospérité. Et je ne parle pas de la titrisation, qui n’est pas une mauvaise idée en elle-même, mais qui, quand on exagère, donne ce que l’on voit actuellement. Pour les Arts, beaucoup de constructions mathématiques et commerciales de la Finance actuelle sont aussi belles que leurs écroulements. Même la bombe atomique trouve dans son explosion certains admirateurs. Les morts sont normalement moins nombreux en cas de crise financière (ultra pauvreté, famine, guerre, épidémie par manque de soins, etc …). En fait, ils sont plus difficiles à décompter. La finance socialement responsable, est-ce des mots qui s’accordent bien ensemble ?
Rédigé par : toledo | 13 décembre 2008 à 12h07
Lorsque « la fin du monde est proche », on cite la Bible; quand l’Etat est de retour en directeur de l’Economie, on cite Keynes. Dans des moments de crise, on se rassure en recherchant les similarités de l’action humaine, de l’Antiquité à nos jours. Histoire de donner un sens à ce qui se passe. L’analyse à chaud du problème doit donner une solution pratique au problème, tout en sachant qu’une bonne analyse ne se fait qu’en dehors du problème, à froid. Histoire aussi de se rassurer : l’Humanité s’en est sorti avant, donc maintenant aussi. Il est toujours intéressant de remarquer que c’est une idéologie poussée à son paroxysme, qui ne tiens pas compte de ses propres faiblesses, qui génère son contre-poison. Trop de succès idéologique de Keynes a généré l’ultra laissez faire. Si la psychologie humaine (et son appât du gain) a peu varié depuis Keynes, son environnement n’est plus le même : plus d’Empire Britannique (et de colonies), plus de guerres cycliques avec son voisin (pour l’instant), des conditions de vie extraordinairement améliorées (dans une majorité de pays), une population mondiale en explosion (et vieillissante dans les pays « développés »), une économie de service post-industrielle, plus de matières premières pas chères sur le sol « national », une information mondiale en temps réel (la liste est longue). Plus concrètement, les banques sont pratiquement collecteurs de l’ensemble de l’épargne, qu’elles devraient recycler dans le circuit sous forme de prêt (pas de super salaires ou de pinaillage administratif inutil). Aussi, l’épargne ne devrait pas être de l’argent endormi ou frileux, mais générateur de prospérité. Et je ne parle pas de la titrisation, qui n’est pas une mauvaise idée en elle-même, mais qui, quand on exagère, donne ce que l’on voit actuellement. Pour les Arts, beaucoup de constructions mathématiques et commerciales de la Finance actuelle sont aussi belles que leurs écroulements. Même la bombe atomique trouve dans son explosion certains admirateurs. Les morts sont normalement moins nombreux en cas de crise financière (ultra pauvreté, famine, guerre, épidémie par manque de soins, etc …). En fait, ils sont plus difficiles à décompter. La finance socialement responsable, est-ce des mots qui s’accordent bien ensemble ?
Rédigé par : toledo | 13 décembre 2008 à 12h07
TypePad a changé la façon de mettre un commentaire sans rien dire à personne...
Le mérite de Keynes n'est pas dans la "panoplie du petit technocrate" à base d'interventions d'Etat - mais dans sa façon large de considérer l'économie à l'intérieur d'une société. L'économétrisme (matheux, myope, focalisé) est à l'économie ce que le petit horloger est à la mécanique quantique. L'économie, si elle veut dire quelque chose sur le monde, doit voir mieux que par le petit bout de la lorgnette : donc considérer les sociétés, les diverses formes de capitalisme, la mondialisation, le progrès des connaissances, l'influence de l'anglais, etc.
Tout ce que je démontre sur la bourse en prtique dans mon livre (un cadeau de Noël à offrir ? - lol)
Rédigé par : Alain | 14 décembre 2008 à 13h06
Je contribue déjà à votre blog . Pourquoi donc ne pas contribuer à votre patrimoine en faisant cette fondamentale acquisition (moins chère, moins encombrante et moins salissante qu'un sapin)? J'achète l'idée (j'ai malheureusement quelques livres à lire avant).
J'hésite à lire des livres boursiers. En général, il s’agit de dire : « faites comme moi, parce que cela à marcher pour moi … avant. Quand aux livres latins (par opposition aux anglo-saxons), cela manque de pédagogies pratiques et cela sent le mémoire de fin d'étude. Pour ne pas dévaloriser votre travail (327 pages, quand même) et ne pas lire en diagonal , si vous aviez à me conseiller un chapitre, qui me donnera envie de lire les autres et marquera ma vie boursière, ce serait lequel ? (NB : j'ai déjà dépassé 1987, vu que je n'étais pas en âge de savoir ce qu'était la Bourse à ce moment là),
Toutefois, serais-je taquin de dire que la philosophie pré-1987 d’investissement de de B.Graham via son fils spirituel, W.Buffet, (telle qu’elle est décortiquée par d’autres que lui), me parait sympathique (car cohérente à avec ma phase 1 de ma déniaiserie), mais que, à part lui, personne n’arrive à ses performances (au moins pour sa fortune personnelle). Donc, soit tout n’est pas dit (comme sa capacité d’investissement multiplié par sa compagnie d’assurance ou sa capacité d’influence type gourou), soit c’est un génie (quoique 60 ans de génie, c’est dur comme le prouve Madoff !).
J’ai fini a un moment par penser qu’il valait mieux, pour diversifier les risques, faire faire gérer, quitte à payer et gagner moins en temps de vaches grasses. Mais c’est impossible de choisir sur des critères fiables (ne surtout pas demander à des amis si vous voulez qu’ils le restent) et les résultats sont décevants (et je dis cela en dehors de la période en cours). Comme pendant la ruée vers l’or, je me suis dit que ceux qui gagnaient, n’étaient pas ceux qui allait rechercher le précieux métal (les investisseurs en bourse), mais ceux qui, contre monnaie, leur permettait d’y aller, et donc d’assouvir leurs rêves (les intermédiaires financiers, les sources d’informations type Bloomberg sont les chemins de fer d’hier).
C’est peut être la période ou l’âge aidant, mais comme dans la Nouvelle Cuisine, je reviens à du fondamental (de bons produits du terroir, traditionnel et qui ont fait leur preuves) et de la simplicité (pas de noyade dans des sauces). Bref, de l’investissement bio : c’est pas fun comme les technos ou les CFD, marchés Forex, Monep et autre SRD, mais sur le long terme, c’est pas si mauvais pour votre porte-monnaie et c’est bon pour votre santé (pas de stress) et l’environnement (économique).
Rédigé par : toledo | 15 décembre 2008 à 16h33
Sur le site de l'éditeur Eyrolles, vous avez accès gratuitement à la Table des matières du livre ET au Premier chapitre. Pour vous faire une idée.
http://www.eyrolles.com/Entreprise/Livre/les-outils-de-la-strategie-boursiere-9782212539165?xd=b6248f18f2687247bdab1be7f724bbd1
Rédigé par : Alain Sueur | 16 décembre 2008 à 15h03
C'est de la stratégie .... de harcellement. Allez, c'est vendu. Dommage que ce ne soit pas en dollar (pour moi). Bientôt, vous pourrez imprimer les pages de votre livre sur les billets américains...
Rédigé par : toledo | 16 décembre 2008 à 21h16
Bonne lecture et Joyeux Noël !
Rédigé par : Alain | 18 décembre 2008 à 14h55